Présentation générale
Passion Simple est un projet de longue date de la comédienne Corinne Mariotto, Compagnie de la Dame, pour monter une adaptation scénique du livre éponyme d’Annie Ernaux publié en 1993.
Annie Ernaux écrit sur une rupture, un arrêt de la vie d’un être humain, un trou noir qui
engloutit cette personne et la dépouille violemment de son quotidien, de sa normalité, de ce qui jusque là structurait sa vie, donnait de la cohérence à son existence.
Une rencontre avec une autre personne, une relation qui s’établit dans la marge de la vie
quotidienne, et cette zone inexplorée, laissée en jachère, prend soudain toute la place, expulse le rationnel, le cohérent.
Sans analyser, sans essayer de nous faire comprendre, l’autrice pose les faits dans leur état le plus cru, elle les expose à notre entendement et à notre sensibilité. Sans affect non plus, elle ne donne rien à lire qui oriente vers telle ou telle sensation, jugement. Elle semble décrire les symptômes d’une maladie.
C’est sa vie, son expérience mais le tableau qu’elle peint par petites touches obstinées vient activer chez nous, celles et ceux qui le scrutent depuis leurs propres expériences et leurs failles intimes, des points de résonance, des échos plus ou moins amplifiés.
Est-ce un texte sur la dépendance affective ? C’est assurément l’exploration d’une dépendance, d’un assujettissement à notre légitimation par le regard d’autrui, par cet autre qui ici est un être humain mâle.
Est-ce que cet enfermement dans l’état amoureux nous est décrit spécifiquement du point de
vue féminin ?
Clairement non. Que les comportements induits par cet état soient structurés par un formatage des genres, c’est probablement une déduction que la morale générale, les habitudes culturelles nous amèneraient à établir. Quand la narratrice demande à son amant reparti loin d’elle pourquoi il ne l’a pas contactée pendant si longtemps, celui-ci en sourit :
« Je t’aurais appelée, bonjour, ça va. Et puis quoi ? ».
La désinvolture de cette réponse révèle bien la capacité de détachement de cet homme. De même que ses manières décrites par Annie Ernaux révèlent sa propension à prendre son plaisir dans l’insouciance et l’immédiateté. Sûrement des traits de comportement attribuables plus fréquemment à un homme qu’à une femme dans la réalité de nos sociétés.
La narratrice, elle, est en permanence happée par la préparation physique et psychologique
des rendez-vous avec lui, par la remise en cause de ses propres qualités, de sa capacité à
attirer et garder cet amant.
Ce souci du bien-être de l’autre, de la préparation à la relation, de donner à l’autre cette image agréable, attirante… « sexy » en un mot, pour susciter le désir, l’envie, les femmes y sont encore sûrement plus souvent assignées que les hommes.
Mais dans le livre, cette différence de position dans la relation traduit-elle pour autant un déterminisme comportemental lié au genre ?
Rien dans l’écriture d’Annie Ernaux ne permet de l’affirmer. Il n’y a pas de référence à un « nous » féminin et nous savons bien que les
problématiques de séduction et de confiance en soi touchent aussi largement les hommes.
C’est précisément la faculté de cette écriture à s’inscrire dans le commun à partir du « je », à parler de la condition humaine depuis la trivialité d’un quotidien que reconnaîtront aussi bien les femmes que les hommes, à nous révéler nos propres mécanismes de dépendance alors que l’autrice ne décrit que son expérience.
La factualité clinique, quasi chirurgicale de l’écriture neutralise ainsi la personnalisation de la narration qui pourrait nous laisser à distance, dans l’indifférence, voire l’agacement face à la position voyeuriste presque obscène qu’elle nous confère. Cela fait partie des tensions internes à l’art d’Annie Ernaux qui par là se raccorde plus généralement au genre de l’autofiction.
Dans cet aller-retour induit entre la proximité du sujet et le commun, se trouve la matière initiale de notre projet. Dans la mise à jour de l’intime, du non dit, du secret, de ce que l’on croit circonscrit à sa propre expérience, comme les tropismes que Nathalie Sarraute décrivait dans ses livres et qu’elle a su si bien mettre en lumière avec, par exemple, le « c’est bien,ça… » de Pour un oui ou pour un non, tout ce monde caché, ce vécu intime derrière ces quelques mots.
Le plateau
Corinne Mariotto est seule au plateau, dans un espace délimité par des tissus/membranes et 3 coffres à cour et traversé par des aplats projetés.
Mais il s’agit plus exactement d’un duo pour une comédienne et un musicien, celui-ci jouant en régie sa partition de création sonore et visuelle.
Car nous ne voulons pas « monter » le texte d’Annie Ernaux. Il s’agit plutôt d’en faire
émerger une chair visuelle et sonore qui existe comme une entité organique, mise en
pulsation, en ondulation par les mots et indissociable d’eux.
Et puis le texte nous pousse aussi dans ce sens.
Il nous présente au premier plan, le plan du « je », une personne subissant une dépendance, ici celle d’une passion amoureuse, et dont le comportement est organisé par l’épuisement de cette passion au travers de la projection d’états intérieurs et la réalisation d’actes concrets. C’est ici le plan de la comédienne, précis, sobre, structuré par les aplats froids et mobiles de deux vidéo-projecteurs, un en façade et un autre en douche, habité de quelques rares éléments, un siège, un miroir peut-être, quelques vêtements épars…
Dans le creux du texte, se dessine un deuxième plan, un plan lointain, flou, indistinct la plupart du temps, mais dont certains traits apparaissent trivialement parfois, c’est le plan de « A. », l’objet de cette passion. C’est un plan que le musicien investira ; la position d’où la création sonore émergera pour se déployer dans l’espace de représentation, une zone marquée par le contre-jour et la pénombre. On ne saura pas bien ce qu’il se passe dans cette zone, une présence incertaine.
Le son
D’abord c’est celui de la voix qui dit les mots d’Annie Ernaux. Il y a un micro qui suit cette voix en permanence, simplement pour la placer au bon endroit de l’écoute pour le public, au bon niveau de présence. Sinon c’est la voix qui décide de transmettre telle ou telle sensation, qui construit le temps de ce récit, qui décrit ou qui incarne. Le micro s’attachera du mieux qu’il peut à porter ces variations, ces nuances sans les trahir. Pas d’effet donc, pas besoin. Mais par contre une matière sonore polymorphe et affirmée qui vient autour de la voix, qui la soutient ou la prolonge en plongeant avec elle dans l’intériorité de cette passion ou en la 7 déplaçant dans des extérieurs possibles du récit. Ces deux niveaux de présence du son travailleront soit en alternance soit en superposition en fonction des choix de découpage du texte et en interaction étroite avec le jeu de la comédienne et les parti-pris scénographiques. Il s’agira de tisser un univers sonore dynamique et protéiforme qui ouvre, pour les spectateurs, un champ supplémentaire de significations à investir, un espace de projection pour leurs propres émotions. D’un point de vue scénographique, la présence du musicien au plateau, dans une relation à la fois performative et spatiale à la comédienne, s’avère nécessaire afin de conférer à la dimension sonore la complexité suffisante qui l’affranchit d’un suivi trop banal de la trame narrative. Intégrée dès le début du travail au plateau, la création sonore se construira ainsi en intimité avec le travail du texte et les développements scénographiques dont elle étendra le propos à l’espace global par une diffusion multi-phonique autour du public.